Les zones d'incertitudes

Publié le par ANDRE Thierry

La zone d'incertitude

Toute organisation est soumise à des multitudes d'incertitudes, Les plus visibles sont les turbulences qui viennent de l'environnement comme par exemple le changement des techniques de production ou de communication, l'évolution des marchés, le recrutement de nouveaux membres, etc. Ces incertitudes fortes ne sont toutefois à prendre en compte que comme des contraintes que les acteurs vont intégrer dans leur jeu.

Elles ne peuvent en aucun cas être prises comme des données que les acteurs devraient passivement subir. Toute incertitude de ce type doit être regardée comme un élément qui sera intégré par les acteurs dans les stratégies de l'organisation
C'est le refus de cette intégration ou un mauvais calcul à son égard qui peuvent faire couler l'entreprise-organisation, non l'incertitude elle-même.

Tout système connaît donc des incertitudes, mais aucune ne contraint l'organisation de manière mécanique Toutes rentrent dans le jeu des acteurs dont elles renforcent ou diminuent l'autonomie et par là le pouvoir L'incertitude se situe donc toujours en relation au pouvoir. Dans l'analyse stratégique, l'incertitude est définie par rapport au renforcement du jeu de l'acteur, c'est-à-dire comme une autonomie. Celle-ci peut s'inscrire dans un cadre formel : un responsable hiérarchique dispose de pouvoirs formels dans la mesure où il a l'attribut de la décision ultime. Il peut, par exemple, engager la société à laquelle il appartient parce qu'il a reçu délégation de signature pour certains actes. A ce niveau, il possède donc une autonomie de décision. Même s'il doit, par la suite, rendre compte de l'usage fait de cette autonomie, celle-ci n'en existe pas moins. L'autonomie peut aussi être contenue implicitement dans la définition de la fonction : l'ouvrier a la charge de faire marcher une machine. Il dispose d'une certaine marge d'autonomie pour le faire, ou il s'en empare.

Dans le premier cas, le pouvoir formel est lié au statut. Dans le second, il l'est au poste de travail, donc plus à la compétence de l'ouvrier qu'à son statut ; si les réglages sont mauvais, le régleur fera le travail à la place de l'ouvrier.

Ces deux exemples illustrent le poids de l'incertitude dans toute situation organisationnelle en s'appuyant sur l'autonomie de l'acteur et la possibilité pour lui de faire des choix. Ce point est capital, si, en effet, il est récusé, l'analyse stratégique l'est aussi. Or une certaine expérience pédagogique montre que cette évidence possibilité des choix ne l'est pas pour tout le monde.

Non plus pour des jeunes, débutant dans la vie active et qui sont avant tout sensibles au poids des contraintes et des hiérarchies pesant sur eux. Ils ne cessent d'affirmer qu'ils ne sont pas libres, qu'ils doivent faire ce qu'on leur demande sans pouvoir s'en écarter, même lorsqu'ils débutent avec un bon diplôme les plaçant dans une situation hiérarchique non négligeable en début de carrière.

L'autonomie de l'acteur est également souvent niée par ceux qui, en bas de l'échelle hiérarchique, font un travail déqualifié, sans beaucoup d'autonomie. Affirmer que l' OS des entreprises industrielles possède une autonomie dont il se sert, c'est se faire souvent qualifier, au mieux, de doux rêveur, au pire, de falsificateur cherchant à peindre en couleurs joyeuses le bagne de l'OS, car il y serait libre.

Loin de nous l'idée de représenter le travail non qualifié, travail à la chaîne ou autre, sous un aspect serein et non aliénant. Mais enfin, si l'expression de "travail enchaîné "fait choc et rappelle, à juste titre, la réalité d'un travail déqualifié et ses contraintes,

il serait tout aussi faux de passer sous silence les espaces de liberté que conquièrent en permanence les OS. L'appropriation du travail, faut-il le rappeler, a été observée par tous les témoins et observateurs au point que l'existence d'une qualification réelle du monde des OS commence à être reconnue.
Il ne s'agit pas seulement de tours de main qui permettent d'exécuter mieux ou plus rapidement des opérations étudiées très rigoureusement et sérieusement par les bureaux des méthodes. Ceux-ci, même en faisant le plus consciencieusement leur travail de préparation, laissent toujours des domaines mal définis où s'engouffre l'initiative des OS. Les tours de main permettent d'aller plus vite et avec plus de précision. La qualification réelle mais non formellement reconnue des OS s'exerce aussi à travers des réglages de machine, par exemple, confiés de facto aux exécutants, ou par des "régulations", "procédures d'ajustement "nécessaires parce qu'il y a toujours une variabilité des conditions de l'exécution du travail. Toute situation organisationnelle, quelle qu'elle soit, contient toujours une marge d'incertitude sur laquelle l'analyse stratégique braque le projecteur.

Elle le fait parce que la maîtrise de cette incertitude confère un pouvoir à celui qui la détient. L'OS à qui le régleur, sur occupé à certains moments de la journée, a confié de petits réglages non prévus dans la fonction peut refuser de les faire. Ce refus gêne le régleur. Pour obtenir les avantages qu'il peut souhaiter de la part de ce dernier l'OS a donc intérêt à faire les réglages, puis à laisser entendre qu'il pourrait à certains moments refuser de les faire. Ce jeu classique, traditionnel, donne un pouvoir certain à l'OS, qui s'en servira vis-à-vis du régleur, voire vis-à-vis du chef d'équipe qui, le plus souvent au courant, laisse faire ces ajustements nécessaires. Il faut insister sur la nécessité de ces jeux. Aucun responsable n'ignore que son service marche grâce à ces ajustements, on pourrait écrire ne marche que grâce à eux. Toute organisation, même celle où les fonctions sont définies avec le plus de précision, les connaît aussi. La ressource du pouvoir est donc cette marge de liberté des individus ou des groupes les uns vis-à-vis des autres. Concrètement, elle réside dans la possibilité qu'à l'individu de refuser ou de négocier ce que l'autre lui demande, ou de chercher à obtenir quelque chose de lui, ou encore de lui faire payer cher cette demande Or cette possibilité existe dans la mesure où l'un a réussi à se préserver une zone que l'autre ne maîtrise pas et où le premier peut rendre son comportement imprévisible.

Il ne suffit pas, en effet, de jouir d'une autonomie pour posséder du pouvoir. Encore faut-il que l'usage de cette autonomie ne soit pas prévisible. Il ne suffit pas que l'OS sache faire et fasse effectivement de petits réglages. Si le chef d'équipe peut prévoir à quel moment l'OS va refuser de les faire, il peut mettre en place un dispositif pour pallier ce refus. Le premier n'aura du pouvoir que s'il parvient à ne pas laisser savoir le moment de son refus. Il a tout intérêt à le rendre imprévisible.

L'incertitude réside alors dans l'imprévisibilité du comportement.

Mais l'imprévisibilité ne dépend pas seulement de la capacité des acteurs à cacher leur jeu. Cela est particulièrement vrai dans le cadre d'une organisation bureaucratique, où les jeux des acteurs paraissent figés par la précision des règles. Là, chacun cherche à obtenir du pouvoir en se créant une zone d'incertitude, comme le font, par exemple, les ouvriers d'entretien du Monopole industriel, qui s'arrangent pour être les seuls experts capables d'analyser une panne, excluant les agents de maîtrise de cette capacité d'expertise.

L'analyse stratégique ne se contente cependant pas de rendre compte du fonctionnement interne d'une organisation. Elle étudie aussi l'incertitude - et le jeu du pouvoir - comme ayant sa source dans l'environnement. Toute organisation, et particulièrement l'entreprise, est soumise aux contraintes de l'environnement et sans doute particulièrement aux fluctuations de celui-ci. A certains égards, on peut affirmer qu'elle en est dépendante. Tout un courant de recherches connu sous le nom de "théorie de la contingence structurelle" s'est efforcé d'analyser le poids de ces contraintes sur l'entreprise et de définir le meilleur type d'organisation permettant de faire face aux fluctuations. Un des ouvrages les plus connus du milieu des organisateurs en France mettait l'accent sur l'adaptation nécessaire des structures de l'entreprise, faute de quoi celle-ci risque de disparaître.

Il est clair que l'incertitude ne réside pas seulement dans le fonctionnement interne de l'entreprise, mais tout autant, et peut être beaucoup plus, dans les contraintes de l'environnement. Le nombre de faillites d'entreprises enregistré en France ces dernières années en paraît une preuve indéracinable. Que ces contraintes soient d'ordre économique, social, politique, ou qu'elles viennent de toute autre source n'y change rien. Le poids de l'environnement est une source d'incertitude majeure.
Faut-il cependant conclure de cette évidence à l'absence de liberté des acteurs de l'entreprise quant à leurs choix possibles ? Toute une littérature et un certain discours tendraient à cette conclusion."L'entreprise n'a pas le choix", "les contraintes nous imposent. "laissent entendre qu'il existe un déterminisme des choix et que l'entrepreneur ou des directeurs sont contraints de choisir. Cette manière de voir est fausse parce qu'excessive. Que les modifications des technologies, l'évolution de la concurrence nationale ou internationale, les problèmes monétaires, etc., posent des questions qu'aucune entreprise ne peut éviter, cela, encore une fois, est une évidence. Mais la question n'est pas là. Elle est de savoir si ces questions imposent une réponse d'un seul type.

Retourner la question sous cette forme, qui est la seule véritable formulation, entraîne une réponse elle aussi évidente. Il n'y a pas de contrainte technique ni économique qui dicte une décision unique de la part de l'entreprise. Celle-ci a toujours des choix possibles à la fois dans son insertion sur le marché et dans sa propre organisation. Si le développement de l'informatique et de la robotique, par exemple, semble une nécessité aujourd'hui inéluctable pour les entreprises qui entrent dans leur champ d'application, les questions concrètes posées par l'achat du matériel, le moment de cet achat, les lieux où l'introduire d'abord, etc., d'une part, celles encore plus importantes de son retentissement dans l'organisation, à savoir la formation des salariés, la modification de l'organigramme, du système hiérarchique, des communications, des horaires de travail, etc., d'autre part, ne sont pas résolues pour autant. Or la réponse à ces questions déterminera la réussite ou l'échec de l'implantation des nouvelles technologies. Le problème n'est pas d'acheter plus ou moins de robots et d'ordinateurs. Il est beaucoup plus de savoir s'en servir mieux que les autres pour fabriquer des produits plus concurrentiels. Un bon usage permettra de produire mieux, de vendre plus, de racheter d'autres robots, etc. Or aucune technologie ni aucune pression de l'environnement n'impose à l'organisation une adaptation simple au sens où il n'y aurait qu'une seule solution possible pour y faire face.

On verra plus bas, lorsqu'on abordera la question de la culture des groupes humains, qu'il existe, par exemple, des modèles nationaux différenciés. Il faudra essayer d'en comprendre les raisons et de se demander si ces modèles Sont exportables, comme certaines modes tenteraient de le faire croire, Mais ici il faut relever une confusion de catégorie qui fait le lit du raisonnement déterministe. Celui-ci a tendance à confondre interaction et interdépendance. Qu'il y ait interaction entre l'entreprise et son environnement, cela est encore une fois évident, Cela signifie simplement que, lorsque l'environnement change, ce changement affecte l'entreprise au point que celle-ci doit modifier son comportement, Réciproquement d'ailleurs, une entreprise peut modifier l'environnement économique et social en modifiant ses produits. Il y a interaction entre les deux. On ajoute souvent qu'il y a interdépendance au sens où l'entreprise dépend de son environnement, Si un concurrent parvient à vendre notablement moins cher un produit semblable, l'entreprise peut disparaître. Elle dépend donc de ses concurrents. Y a-t-il pour autant dépendance des structures par rapport à cet environnement ? Ce qui a été dit plus haut montre que non. Il y a, par contre, sûrement, interaction. Celle-ci est limitée au fait que tout changement d'une partie doit faire intervenir un changement dans une autre partie. Sans dire sous quelle forme.

Interaction et interdépendance renvoient l'une et l'autre à la notion de système. Celle-ci est, avec le pouvoir et la zone d'incertitude, le troisième élément théorique de l'analyse stratégique.

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